Nos deux familles sont venues en renfort et nous passons un week-end intense sous le signe du bonheur et de l’avenir. Durant 3 jours, nous campons entre les deux appartements et mangeons des pizzas à même le sol ; et je ne pense pas avoir déjà été aussi heureuse. À la suite de la biopsie, j’ai gardé les pansements toute une semaine et conserve des ecchymoses 3 bonnes semaines, ce qui m’handicape pour le travail. Comme je ne veux pas inquiéter les gens avec qui je travaille, j’explique m’être faite retirer des nodules bénins, et que c’était maintenant terminé. Le lundi après-midi j’ai rendez-vous pour des essayages de vêtements avec des clients. J’adore l’une des stylistes, Nat, avec qui je travaille souvent. On parle de tout et de rien, je la trouve solaire et ouverte d’esprit. Je suis en cabine quand je reçois un e-mail sur mon téléphone. C’est la secrétaire du gynécologue. « Nous avons essayé de vous contacter en vain, vos résultats d’analyse sont arrivés ».
Trois semaines se sont écoulées depuis la biopsie et je ne me suis pas inquiétée outre mesure. Je me suis dit que mes résultats étant négatifs, ils n’étaient clairement pas une priorité. Qu’est ce que veut dire cet e-mail, est-ce bon signe ? Je réponds à la hâte. « Je suis au travail, je vous appelle en sortant. Est-ce que mes résultats ont révélé une anomalie ? » J’attends une minute en espérant qu’elle aurait le temps de me répondre aussi vite puis, n’ayant pas de réponse, je sors de la cabine pour montrer à la styliste le vêtement que je porte. J’essaye de ne pas me décourager en me disant que c’est certainement normal, que c’est la procédure même pour un résultat négatif. La styliste m’annonce que nous avons bientôt terminé, il ne reste que quelques vêtements. Une fois le travail fait sur celui que je porte, je retourne en cabine. J’ai très peur de regarder mon téléphone et je veux aussi me débarrasser au plus vite de ce doute insoutenable. Elle m’a répondu. « Oui, vous devez prendre rendez-vous avec le docteur ». Mon cœur flanche. Oui quoi ? Que veut-elle dire ? Oui on a trouvé une anomalie ou oui pour le « je vous appelle en sortant » ? Il me reste, à ce moment un vague espoir, que ce ne soit qu’un malentendu épistolaire. Milles idées se bousculent. Je sors de la cabine et tente de faire bonne composition. Après observation, Nat me dit que c’est fini pour aujourd’hui. Je fonce à la cabine et me change. Tout à coup, mon cœur s’est emballé, je ne peux plus faire semblant et la panique commence à me gagner. Alors que je suis habillée et prête à partir, elle me rappelle : « Attend, en fait nous avons une ligne de vêtements de plus à faire ma belle ». Je lui réponds, sans flancher « ça m’arrangerait vraiment de partir maintenant car on m’a écrit et j’ai un petit imprévu ». Nous prévoyons que je revienne le lendemain après-midi, je ne sais pas pourquoi j’accepte alors que je ne sais pas ce qui va advenir de moi. Ma tête n’est plus là, je ne suis qu’un robot qui dit au revoir à tout le monde en faisant bonne figure.
Une fois dans la rue, je me rend compte que le docteur m’avait laissé un message vocal plus tôt dans la journée. « Bonjour, j’ai reçu vos résultats d’analyse, on a trouvé des choses, il faut que vous me rappeliez assez rapidement ». Il n’y a plus aucun doute possible, je suis démolie. Je dois savoir au plus vite. La secrétaire médicale m’a, entre temps, répondu et mon rendez-vous est fixé demain matin, à 9h. Je rappelle le docteur, il prend l’appel rapidement.
– Allo docteur, j’ai eu votre message. Votre secrétaire m’a donné rendez-vous demain matin. Pouvez-vous me dire de quoi il s’agit ?
– Nous avons trouvé des lésions. Je ne peux pas vous expliquer cela par téléphone, ce sera mieux demain en personne.
– Mais vous pouvez me dire si c’est grave ? Peu importe ce que vous me direz, de toute façon je n’arriverai pas à dormir cette nuit.
– Et bien… disons que ça se soigne, mais nous en parlerons demain.
Je ne peux obtenir plus d’informations, il va falloir prendre mon mal en patience. Je suis dans un état second quand j’appelle Camille. Lorsqu’il répond, j’entend le son de cette voix que j’aime tellement et qui me rassure chaque jour ; j’aimerais tant lui annoncer autre chose. J’ai la voix qui déraille complet et, lorsque j’ai achevé mon explication, j’explose en sanglot. Je sens bien qu’il est maintenant lui aussi sous le choc. Il me dit « tant que nous n’avons pas toutes les informations, il est inutile de céder à la panique ». Bien sûr, il a raison d’essayer de me rassurer, mais je n’écoute pas ce qu’il dit. Je me prépare déjà à l’idée que ce sera grave. « Où es-tu ? Je viens te chercher en moto ». J’avais une course à faire dans le quartier, je vais y aller. Ça ne change plus rien maintenant, et puis je vais marcher un peu avant de rentrer.
Je fais ma course puis m’assois sur un banc pendant une demi-heure où je verse toutes les larmes que mon corps a à disposition. Je suis triste et surtout j’ai peur. Comment vais-je envisager l’avenir ? Est-ce que Camille voudra toujours de moi si on me retire un sein ou si je n’ai plus de cheveux ? Est-ce que je pourrai garder longtemps mon travail ? Et comment vais-je m’en sortir financièrement ? Des personnes s’arrêtent et me demandent si j’ai besoin d’aide. Deux d’entre elles sont bienveillantes, mais je n’ai pas du tout envie de me confier. Ou alors je pourrai tenter une expérience sociale en leur déballant ma vie et en essayant de voir jusqu’où les humains sont prêts à s’entraider, puis je me dis que je divague complètement. Un homme aux mauvaises intentions reconnait en moi la proie facile d’une femme esseulée mais je le rembarre alors qu’il a eu à peine le temps de s’exprimer. Quand je n’ai plus vraiment envie de pleurer, la colère laisse place à la fatigue, sur un fond d’infini tristesse. Je prends un taxi pour rentrer car je n’ai plus de force. Pendant le trajet, Camille m’écrit : « On va surmonter ça ensemble, main dans la main, comme on surmontera chaque épreuve, unis pour le reste de notre vie ». Son message est touchant mais j’ai du mal à y croire. S’il suffisait que les gens soient main dans la main pour tout surmonter ensemble ce serait le rêve, mais la réalité est tout autre. Attends que je ressemble à un légume avarié et on verra si nos mains sont restées soudées. J’en ai vu des gens mourir, ma tante, mon père, je sais par quoi ils sont passés. Même dans ton imagination la plus inventive, tu ne peux te douter de ce qu’est la réalité. Comment peut-on passer du paradis à l’enfer en un jour ?
Il est 9h et nous sommes dans la salle d’attente avec Camille et Oriane. J’ai prévu d’entrer dans le cabinet du docteur avec Oriane. Nous ne sommes pas encore ensemble depuis un an avec Camille et j’ai peur qu’il ne puisse pas être le pilier dont je vais avoir besoin. Il a une petite fille, je dois me raccrocher aux valeurs sures de ma vie, celles qui n’ont plus rien à prouver. Lorsque je l’informe que j’aimerais voir le docteur avec mon amie, il me répond, sur de lui : « Je veux venir avec toi. C’est inenvisageable pour moi de ne pas t’accompagner, mais cela reste ton choix ». Alors c’est bien toi, Camille, l’homme de ma vie ? Tu as vraiment envie de m’accompagner dans ce terrier sombre ? À ce moment, je le vois déterminé, et je me dis que même s’il ne s’imagine pas ce qui va arriver, il a au moins envie d’apprendre. Et pourquoi en fin de compte on ne pourrait pas y arriver ? « D’accord, allons-y ensemble », lui dis-je.
C’est tout ce que j’ai compris et retenu. Le docteur me fait des schémas, mais je ne comprends rien. Carcinome intra canalaire. Un gentil cancer apparemment. Il nous explique qu’ils vont revenir sur la zone pour effectuer une tumorectomie, et donc faire un nettoyage de la zone où l’on a trouvé les cellules cancéreuses. Camille doit m’expliquer et m’expliquera encore plus tard les mêmes choses car mon esprit n’imprime plus rien. Ensuite, si l’on ne trouve pas plus de cellules cancéreuses, on pourra éviter la chimiothérapie. Je lui dit que le docteur qui m’a fait la biopsie n’a pas laissé de clip de repère. Il est embêté et m’explique finalement qu’il se débrouillera pour retrouver l’endroit. Pour l’heure, je dois entrer dans un protocole de soins particuliers qui commence par la rencontre avec un cancérologue. Il appelle devant moi un confrère de l’hôpital américain : « J’ai une patiente à qui on vient de diagnostiquer un carcinome intra canalaire, est-ce que tu peux la prendre rapidement ? Mercredi ? OK mercredi c’est bon ». Je lui demande si c’est ce docteur qui va m’opérer et il me répond comme si c’était évident : « Et bien non, ce sera moi ! « Ah bon … Je ne savais pas que les gynécologues faisaient de la chirurgie. Il m’explique qu’il m’opèrera en ambulatoire à l’hôpital. Je lui demande quels seront ses honoraires car jusqu’à présent, j’ai tout payé de ma poche, je ne pourrais pas tenir longtemps financièrement à ce rythme-là. Il élude la question en me faisant comprendre qu’il s’agit de ma santé et non de mon portefeuille. « Quand souhaitez-vous être opérée ? » J’ai du mal à comprendre la question. Vous m’annoncez que j’ai un cancer, franchement c’est quand vous voulez. Camille répond à ma place : « Le plus rapidement possible ». Nous programmerons cela des que j’aurais vu le cancérologue, ce sera pour très bientôt. Le mercredi nous nous rendons à moto chez ce cancérologue. Il me ré-explique ce que le docteur m’a déjà dit mais il m’annonce que j’aurai tout de même droit aux rayons. J’ai compris toute la procédure mais je ne comprends pas la cohérence des faits. Un cancer peut-il être « gentil » ? Il l’est assez pour ne pratiquer qu’une ablation partielle du sein et assez agressif pour pratiquer des rayons. L’idée de retirer le sein entier a été totalement écartée et j’ai encore moi-même du mal à l’envisager. Mais le fait que l’on n’ait même pas abordé cette éventualité me semble étrange. Faire confiance à la médecine et à son protocole, alors que j’étais certifiée saine à 99% il y a peu, c’est trop me demander.
Crédit photo d’illustration : Joanna Kosinska
Alice Detollenaere
mannequin, digital activist & combattante du cancer
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